MÉMOIRE ET POSTÉRITÉ DE LÉOPOLD SENGHORpar Antoine de Matharel
Les mois passés ont été marqués, du point de vue de la francophonie, par deux évènements, l’un faste et l’autre malheureux : - courant juin, l’élection à l’Académie française du poète et romancier franco-chinois François CHENG, dont les ouvrages et les cours aux Langues O. font tant pour répandre et éclairer, dans les milieux étudiants et intellectuels comme dans le grand public, la culture et la poésie chinoises; - et, en décembre 2001, le décès de Léopold SENGHOR, lui-même académicien depuis 1983 et l’un des créateurs, justement, de la francophonie.
Aux origines d'une création poétique
SENGHOR appartient à la génération si féconde des poètes nés autour de l’année 1900, et le proche anniversaire de sa naissance ( 1906 ), car il mourut bientôt centenaire, nous incite à évoquer les conditions si particulières de son enfance et de sa vocation poétique.
A partir de l’âge de sept ans, SENGHOR se trouva pensionnaire, - subissant donc brutalement la séparation d’avec sa mère, - pour une école où l’on ne parlait que français ou ouolof, alors que sa langue maternelle était le sérère. Passant sous la coupe des ecclésiastiques, son prénom principal change : ce sera Léopold ( son nom de baptême puisqu’il était de famille catholique ) en place de Sédar qui n’est plus qu’un second prénom. Enfin, il se trouve seul ou presque seul noir, dans un pays africain pourtant, au milieu des écoliers français de la colonie; mais le meilleur d’entre eux du point de vue des succès scolaires.
En même temps, ce polyglotte précoce, qui pratique trois langues( au vrai, situation fréquente en Afrique ) plus le latin ( scolaire et d’église ) et le grec, écoute avec passion les récitations et les contes des griots qui accompagnent périodiquement les visites à Joal du roi des Sérères. Parallèlement, dans un pays à majorité musulmane ou animiste ( vouée notamment au culte des ancêtres: “ que je respire l’odeur de nos morts “ dit la Nuit de Sine ), il est catholique et commence même une formation à la prêtrise. On le voit, Senghor se trouve très tôt dans la situation d’un questionnement primordial sur son identité et d’un croisement de civilisations, sans attendre, après le baccalauréat, le si considérable déplacement géographique et culturel du jeune étudiant à Paris.
“ Paradis mon enfance africaine “, dit son premier recueil, Chants d’Ombre, publié en 1945. “Le souvenir de ce vert paradis n’est pas pour Senghor cette “ souffrance nouvelle “ dont parlait Baudelaire (La Fanfarlo). Toute sa poésie lui permet au contraire de se replonger avec joie dans la richesse de ses racines africaines auxquelles il a eu, dès son enfance somme toute heureuse, un accès direct et personnel, - à l’opposé de CÉSAIRE ( et de tant d’autres poètes noirs ) pour qui ce contact passait par l’épreuve historique de l’exil, de la traite et de la colonisation et dont la mémoire est douleur ( “ ma mémoire est entourée de sang, ma mémoire a sa ceinture de cadavres “, écrit CÉSAIRE. ) L'Afrique pour l'un est une mémoire collective; pour l'autre, un souvenir personnel (1).
L’exil, pour Senghor, est certes pénible ( “ c’est le temps de partir, d’affronter l’angoisse des gares ... des départs sans main chaude dans ma main... “ ), mais il est aussi et surtout un enrichissement qui débouche sur cette notion ambiguë du métissage culturel et sur une pratique poétique aux sources multiples : le verset catholique inspiré de Claudel, “ le griot qui a lu Saint-John Perse “, selon l’expression Armand Guibert dans Poètes d’Aujourd’hui (2), un ton d’invocation et de célébration qui peut se rapporter aussi bien au lyrisme choral de Pindare qu’à la Bible ou qu'à la tradition orale africaine. En fait, plus que des influences, la variété même de ces références rend compte de la beauté et de l’originalité du style de Léopold SENGHOR.
De ce qui précède résulte, dès les premiers recueils, malgré les passages de mélancolie dus à l’exil ou à la guerre, un climat d’exaltation qui est, pour la forme comme pour l’inspiration, à l’opposé de cette magnifique et terrible saison dans l’enfer colonial qu’est chez CÉSAIRE le Cahier d’un retour au pays natal. Il en résulte aussi un écart entre les deux poètes en ce qui concerne leur approche à la fois de la vie politique ( modération de SENGHOR, un “ socialisme africain “ synthèse du marxisme et du personnalisme chrétien (3) qui débouchera sur la fondation par notre poète d’une démocratie sénégalaise ) et de la “ négritude “, ce concept énoncé par CÉSAIRE dès le Cahier, puis saisi au vol par SENGHOR.
A propos de négritude
La négritude pour d’autres n’est en effet pas vécue seulement comme un héritage principalement culturel, opposé au négationnisme européen ("que l'Afrique n'a pas d'histoire"), mais aussi, et peut-être surtout, comme un instrument politique de lutte contre le racisme et la colonisation; ce qui peut expliquer, dans le cas de CESAIRE par exemple, le caractère si incisif de sa poésie acérée, et la manière dont il casse le langage de France et l’envahit à la fois de mots inhabituels et d’une obscurité qui est à l’opposé de la clarté ( même si c’est la nuit qui l’éclaire ! ) de la poésie de SENGHOR (4).
Cette distance entre les deux plus grands poètes de la francophonie, qui furent amis au demeurant (“ il est deux fois Aimé “ disait de lui SENGHOR ), rend compte de l’évolution qui va marquer pour les temps ultérieurs cette notion de négritude. Outre la culture acquise, nourrie de traditions et propre à toute la “ race “ noire, CÉSAIRE se réfère donc à “ une postulation agressive de la fraternité “ et Franz FANON, à la notion d’une “ conscience noire “ plus combative comparable à la "conscience de classe". Le temps venu de la décolonisation, des indépendances, on voit un Tchicaya U TAM'SI par SENGHOR ( “ Il est bon que les jeunes gens entrent dans la vie l’injure à la bouche “ écrit-il à la parution d’Épitomé, le premier recueil d’U TAM’SI, encouragé d'ailleurs par SENGHOR ( “ Il est bon que les jeunes gens entrent dans la vie l’injure à la bouche “ écrit-il à la parution d’Épitomé, le premier recueil du poète), chercher son identité, non seulement dans cette déchirure de colonisé qui marque tant la beauté de ses poèmes, mais aussi dans son Congo natal ( “ Sale tête de nègre / voici ma tête congolaise / c’est l’écuelle la plus sûre “, Feu de Brousse 1957) et dans la méfiance vis-à-vis de tout folklore "africain". “ Revendiquer le statut de poète et celui de Congolais avant d’être Nègre, c’est choisir le plus court chemin qui mène à l’universel“, dit MONGO-MBOUSSA à propos de Tchicaya U TAM’SI ( Désir d’Afrique - 2002. ).
Et le grand dramaturge et prix Nobel nigérien, Wole SOYINKA assène à SENGHOR sa fameuse contrepartie: “ le tigre ne proclame pas sa tigritude; il saute et dévore sa proie “, défendant ainsi une recherche, non pas d’un "être" et d'un passé des Noirs, mais d’une action tournée vers le présent et l'avenir des indépendances. Quand Léopold SENGHOR lui répond : “ De même qu’un zèbre ne peut se défaire de ses zébrures sans cesser d’être zèbre, le Nègre ne peut se défaire de sa négritude sans cesser d’être nègre , il a pu paraître en retard sur l’évolution des esprits. Il n’empêche que la discussion sur ce genre de sujet, qui est encore présente, n’aura pas eu lieu sans qu’il en ait donné, dans les années quarante, le coup de départ décisif . (On remarquera au passage, dans le dialogue entre les deux écrivains, la référence marquée aux animaux des fables africaines, et, de la part du “ métis culturel “, au zèbre, dont la couleur , justement, est le noir et le blanc ! )
Quel est l'avenir de la francophonie ?
La francophonie, dont le nom date de 1880 ( Onésime RECLUS) et dont le champ d’action est au demeurant assez difficile à apprécier, cent millions de personnes sans doute, a eu pour principaux promoteurs en Afrique BOURGUIBA et SENGHOR. Outre les travaux d'anthologie précités, en témoigne, par exemple, après la création en 1963 par les missionnaires protestants de la première maison d’édition africaine, les éditions CLÉ, celle, en 1972, des Nouvelles Éditions Africaines, à Dakar, sur la demande du président du Sénégal, Léopold SENGHOR en personne.
Le temps passant, c’est en 1986 que se tient le premier sommet de la francophonie, avec la participation de quarante sept pays différents ( mais la Guyane et les Antilles n’ont pas de représentation propre). Plus importante que l’institution est la multiplication des écrivains noirs de langue française ( sans parler bien entendu des canadiens et d’autres lieux ! ), et, quelles que soient parfois les idées divergentes, l’on ne saurait trop insister sur l’importance, ici encore, de l’oeuvre de poète, d’essayiste et d’éditeur de Léopold SENGHOR dans les développements qui ont suivi.
Ceux-ci concernent en premier lieu la production considérable et passionnante de romans africains et antillais, du Goncourt de MARAN à celui de CHAMOISEAU et jusqu'aux récents ouvrages d’Amadou KOUROUMA ( prix Renaudot 2000 );romans, en passant par l'admirable Aventure ambiguë de Cheik Hamidou KANE. Toute la vie quotidienne, sociale et politique de l'Afrique et des Îles s'y retrouve, des drames de la traite aux conflits de l'indépendance, sans oublier, quelles que soient les tragédies et les dictatures d'une Afrique "mal partie", la part si importante de l'humour (le Pleurer-Rire, titre le romancier Henri LOPES, qui fut aussi premier ministre au Kinshasa et et grand prix de la francophonie en 1993 ).Comme le roman, la poésie noire a plein de choses à dire. Et plein de poètes. Citons CÉSAIRE, U TAMSI ou le mauricien Édouard MAUNICK. Une production poétique également abondante à laquelle il serait souhaitable que Poésie-sur-Seine et ses correspondants éventuels s’intéressent de façon habituelle (5). Soulignons aussi la mise en valeur des poèmes ert des contes de la littérature orale par Amadou Hampaté BÂ et par la collection des Classiques Africains, sans oublier le théâtre, le cinéma (les festivals de Limoges et de Ouagadougou), et la popularité grandissante de la musique africaine (6).
Tous ces écrivains cherchent leur public, "un public de raison" (européen) qui les néglige mais conditionne l'édition, un "public de coeur", le public africain, qui manque de moyens financiers et pour qui le français n'est pas toujours, loin de là, la culture et la langue principales. Aussi, d'autres, poètes et romanciers s'attachent à écrire dans leur langage natal (Elongué EPANYA au Cameroun). Ou font place aux formes locales du langage comme KOUROUMA et avant lui le romancier haïtien, J.S. ALEXIS (Compere Général Soleil, 1955, superbe mélange de prose poétique et de réalisme). En 1979 : le créole devient langue officielle en Haïti.
Les ouvrages d’Henriette WALTER, ceux de Loïc DEPECKER ( Les Mots de la francophonie, Belin 1988 ) font état des multiples et souvent pittoresques variations de la langue françaises dans les pays francophones et conduisent à s’interroger sur son avenir à long terme : langages véhiculaires détrôné par l’anglais ? En tout cas, langue littéraire, comme l’arabe du même nom, liant des publics polyglottes et de cultures diversifiées ( à égalité, cette fois, avec l’anglais littéraire ) ?
Car la littérature noire francophone ne peut être dissociée de sa soeur anglophone, qu’il s’agisse, entre bien d’autres, des écrivains fondateurs des États-Unis ( Langstone HUGHES, Countee CULLEN, Richard WRIGHT ), du romancier sud-africain Peter ABRAHAMS, du dramaturge Wole SOYINKA et du poète Gabriel OKARA, tous deux nigériens. Le groupe M’BARI propageait au Nigéria, bien avant l’indépendance, les idées de CÉSAIRE et de SENGHOR. Et la nouvelle Union Africaine, même si elle est dominée par les pays anglophones ( Nigéria, Afrique du Sud, Égypte ) est à même, nous le pensons, d’assurer la complicité des deux cultures langagières ( sans oublier la culture lusophone en Angola et en Mozambique ) dans l’unité d’un commun continent.
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Références bibliographiques :
“ Les Littératures francophones depuis 1945 “ ( Bordas 1986 ) - L’Anthologie négro-africaine, de Lilyan KESTELOOT ( Marabout Université, 1967 ) - Le Dictionnaire de la Négritude, par le romancier congolais Mongo BETI et par Odile TOBNER ( L’Harmattan 1989 ) - Négritude et poétique par NGANDA-NKASHAMA (L'Harmattan 1992), Le siècle de Senghor par André-Patirent BOBIKA (L'Harmattan 2001) et , tout récemment sortie, l’excellente synthèse du journaliste congolais ( et professeur parisien, ce qui reste significatif de l’interaction franco-africaine ) MONGO-MBOUSSA, Désir d’Afrique, préfacée par Ahmadou KOUROUMA ( Gallimard 2002 ).
Notes :
1 " L'Afrique est une réalité pour moi qui suis africain, mais un mythe pour toi qui es un noir américain ", dit un personnage d'Un fusil dans la main, roman de DONGALA ( cité par A.P. BOKIBA. )
2 " Faux, dit Senghor, j’avais rédigé deux recueils avant de lire une ligne de Saint-John Perse".
3 Voir les textes en prose, Liberté 1 et 2 et Pour un relecture africaine de Marx et d’Engels.
4 " Pour SENGHOR, la négritude implique que l'on assume son destin de Noir. Pour CÉSAIRE, elle est le refus de l'Autre, le refus de s'assimiler, de se perdre dans l'Autre. " ( A.P. BOKIBA, Le siècle de SENGHOR, 2001. )
5 Saluons à cet égard l'article de F.X. RAZAFIMAHATRATRA sur RADO dans le numéro 41 de Poésie-sur-Seine et la mise à l'honneur par notre revue de Charles CARRIÈRE qui fut aussi l'ami de Léopold SENGHOR.
cf aussi , de J.-Y. Le Guen, qui fut responsable culturel en Afrique, deux recueils de poèmes: Le griot et l’écho ( 1957) - Tam-tam et balafong (1961 )
6 Nous ne saurions également trop inciter n os lecteurs à se faire assidus de la librairie de PRÉSENCE AFRICAINE au 25 bis de la rue des Écoles, Paris 5ème.
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